Les peuples autochtones, ces fins connaisseurs du changement climatique

Les peuples autochtones, ces fins connaisseurs du changement climatique

Article de Knowable magazine traduit et paru dans Courrier International le 6 avril 2024 : ce qu’on y dit est un des propos de « Au lourd délire des lianes ! ».

Les climatologues recourent de plus en plus aux observations des populations autochtones pour analyser le dérèglement climatique. Et ils ont tout à fait raison de le faire, explique ce magazine scientifique en ligne.

Autrefois, pendant l’été, Frank Ettawageshik passait l’essentiel de son temps dehors, dormant souvent à même le sol. Il évite aujourd’hui de le faire, à moins de prendre des précautions. “J’avais à peu près 35 ans quand j’ai vu une tique pour la première fois”, précise le directeur exécutif d’United Tribes of Michigan, un groupe de défense des droits des Amérindiens. Dans le nord du Michigan, de nos jours, “les tiques sont partout”.

Frank Ettawageshik appartient à la culture anichinabée, dont les membres viennent de la région des Grands Lacs. Il fait partie des Outaouais de Little Traverse Bay, installés depuis des siècles sur les rives nord-ouest de la péninsule inférieure du Michigan. Outre l’invasion des tiques, phénomène exacerbé par la hausse des températures, ils ont observé le déclin du grand corégone, un poisson du lac Michigan, et des changements dans les récoltes de l’érable à sucre, appelé niinatig, “notre arbre” en langue des Outaouais. D’après des travaux de recherche, la hausse des températures pourrait évincer cette essence du Michigan, ce qui vient s’ajouter aux inquiétudes de Frank Ettawageshik. “Notre arbre va s’éloigner de nous”, dit-il.

Lire aussi : Incendies. Les savoirs autochtones contribuent à dévoiler l’histoire des forêts californiennes

Les Outaouais de Little Traverse Bay ont observé de nombreuses évolutions sur leurs terres ancestrales au fil des siècles, mais selon Frank Ettawageshik, le changement climatique anthropique s’en distingue. “Il se produit à un rythme inhabituel.”

Recensement de petits changements

Pour beaucoup, les sciences du climat évoquent des observations satellite, des relevés de températures ou encore l’analyse de carottes de glace, mais il existe beaucoup d’autres données. Les populations autochtones, qui vivent proches de la nature depuis longtemps – et dont la survie dépendait d’une connaissance profonde de leur environnement –, ont souvent leurs propres archives et souvenirs. Ce sont parfois des détails remarquables concernant l’évolution de phénomènes météorologiques, des changements de la végétation ou des comportements inhabituels chez les animaux qui sont apparus devant leurs yeux.

Lire aussi : Habitat. Les villages flottants des Philippines, un modèle pour l’adaptation au changement climatique

Aujourd’hui, les anthropologues et les chercheurs en climatologie au sein d’institutions occidentales interrogent de plus en plus ces populations sur ce qu’elles ont observé du monde qui les entoure. Ils découvrent qu’elles cataloguent à leur manière des données sur les changements à un niveau ultralocal – qui pourrait échapper aux sciences climatiques occidentalisées – ainsi que les répercussions de ces changements sur les habitants.

Je crois en la science amérindienne, je suis convaincu qu’il s’agit de science à proprement parler”, affirme Richard Stoffle, anthropologue à l’université de l’Arizona et auteur principal d’un article paru [dans Frontiers in Climate] en 2023 qui liste les observations de trois tribus d’Anichinabés du nord de la région des Grands Lacs.

Les entretiens réalisés en 1998 et en 2014 rendent compte d’un vaste éventail de changements environnementaux observés par les Anichinabés au fil des décennies : des étés plus chauds, des printemps plus secs, des champignons émergeant à de curieuses périodes de l’année ou des plantes qui ne donnent plus autant de fruits ou de sève qu’autrefois. Ces souvenirs, poursuit Richard Stoffle, attestent que les Anichinabés surveillaient les changements anthropiques du climat bien avant que le sujet soit au cœur du débat public.

Savoir où porter notre attention

Interroger les populations autochtones sur ce dont elles sont les témoins nous aide à comprendre ce qui est important à leurs yeux, à voir quels sujets méritent notre attention, souligne Victoria Reyes-García, anthropologue à l’université autonome de Barcelone et à l’Institut catalan de la recherche et des hautes études, et coautrice d’un article paru en 2021 dans la revue Annual Review of Environment and Resources sur la mobilisation des savoirs et des valeurs autochtones pour remédier aux problèmes environnementaux.

Sergio Jarillo, anthropologue à l’université de Melbourne [en Australie], ajoute :

“Consulter les populations locales nous donne une vision plus complète et holistique que ne le permettent des mesures.”

Au nord du littoral australien se trouvent les îles Tiwi, où le chercheur interroge les populations aborigènes sur les changements qu’elles observent dans leur environnement. Dans un article publié en mars 2023 [dans la revue Earth’s Future], lui et ses collègues présentent les observations de participants ainsi que des images du littoral prises par drone révélant l’érosion côtière qui inquiète ces communautés. L’érosion est un phénomène naturel, mais elle est probablement exacerbée par la montée des eaux due au changement climatique anthropique, précise Sergio Jarillo.

Des données fines

Pour les géomorphologues [spécialistes des paysages et des reliefs], il n’y a là rien de surprenant. Alors pourquoi prendre la peine d’en parler avec les populations autochtones ? Parce que cela permet d’obtenir des données fines qu’aucune image satellite ne pourrait fournir. Les habitants des Tiwi sont présents depuis assez longtemps pour remarquer toutes sortes de changements et ils passent beaucoup de temps en contact direct avec leur habitat, ajoute le chercheur.

“Ils savent où se produit l’érosion, ils savent si un cours d’eau s’assèche.”

C’est aussi une question de justice, car ces changements environnementaux peuvent avoir des répercussions considérables sur la santé et le bien-être des habitants de ces îles. De nombreux participants à l’étude ont dit leur crainte de voir les terres englouties par l’érosion à proximité d’un centre de dialyse à Wurrumiyanga : ce centre de soins est essentiel pour une population où l’insuffisance rénale est la première cause de mortalité.

Mettre en lumière les connaissances locales sur de tels dangers peut déclencher des mesures. Et le fait même de recenser ces informations pourrait avoir son importance car, comme l’indiquent les auteurs, “dans le cas des îles Tiwi, il n’y a pas d’initiatives, que ce soit à l’échelle locale, du Territoire du Nord [dont elles relèvent] ou du Commonwealth, pour favoriser l’adaptation au changement climatique”.

Lire aussi : Environnement. Rendre les terres aux autochtones pour mieux les protéger

Nelson Chanza, spécialiste de l’adaptation climatique à l’université de Johannesburg [en Afrique du Sud], a aussi obtenu des détails plus précis après s’être entretenu au Zimbabwe avec des témoins directs de changements environnementaux. Dans une étude parue en 2022 [dans Journal of Environmental Studies and Sciences], il a regroupé, avec un collègue, les observations formulées par 37 anciens dans le district de Mbire, dans le nord du Zimbabwe. Nelson Chanza souligne que c’est une région du monde où la collecte de données météorologiques est relativement pauvre : la zone étudiée se trouve à environ 80 kilomètres de la station météo la plus proche.

Les anciens, dont l’âge moyen était de 63 ans, ont comblé des lacunes en racontant les changements qu’avait connus l’environnement au fil des années. Beaucoup ont remarqué que la saison des pluies commençait plus tard et finissait plus tôt qu’autrefois. Mais certaines variations portent à croire que les régions ne s’assèchent pas toutes au même rythme. “On tend à passer à côté de ces détails si on se fie uniquement aux données météorologiques”, précise Nelson Chanza. De plus, les anciens racontaient que plusieurs fruits, notamment les prunes sauvages Uapaca kirkiana (mazhanje, en langue shona), devenaient moins abondants, plus petits et de moindre qualité.

Protocole d’étude universel

Les témoignages de ce type sont riches en informations et risquent pourtant d’“être considérés comme des anecdotes”, explique Victoria Reyes-García. Avec l’objectif d’encourager les chercheurs qui ne sont pas anthropologues à prendre au sérieux ces informations et à normaliser la collecte de données auprès de populations autochtones, la scientifique catalane et ses collègues ont mis au point un protocole d’étude qui peut être transposé n’importe où dans le monde.

Il s’agit notamment de collecter des données météorologiques et de mener de nombreux entretiens avec des personnes autochtones qui ont vécu longtemps dans un lieu en particulier. Les observations faisant consensus seraient ensuite classées dans une base de données. Cette méthode normalisée pourrait rendre ces informations intéressantes aux yeux des climatologues et des organes internationaux tels que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), estime Victoria Reyes-García.

Lire aussi : COP28. Les Autochtones canadiens veulent une place à la table des négociations

Une écoute attentive peut aussi révéler l’ampleur des défis qui attendent les populations autochtones, c’est pourquoi enregistrer leurs observations est aussi une occasion d’œuvrer à la justice climatique. Lors d’une étude parue en 2022, pour décrire la gravité des changements, un participant autochtone résumait :

“Je vois que ma culture commence à disparaître.”

C’est la Première Nation des Magnetawan, qui, en premier, a eu l’idée de collecter des informations. “Ils nous ont simplement parlé de leur inquiétude et nous ont demandé si on pouvait organiser quelque chose”, se souvient l’autrice principale, Allyson Menzies, écologiste de la faune à l’université de Guelph [au Canada]. Comme l’ont publié la chercheuse et ses coauteurs, les 37 participants ont abordé un ensemble d’effets qu’ils avaient remarqués, comme l’apparition plus tardive des fraises, en juillet plutôt qu’en juin.

Des liens étroits avec le monde vivant

Il devenait difficile de transmettre des techniques traditionnelles de récolte et de chasse, car elles dépendent de phénomènes climatiques qui sont en train de changer, ont-ils aussi expliqué. La notion d’une culture qui se dissipe est familière aux peuples autochtones. Les Inuits de l’île de Baffin, au Canada, signalent fréquemment qu’avec les pics de température ils ont plus de mal à prévoir le temps, à circuler sur la glace et à enseigner la chasse aux plus jeunes.

Lire aussi : Linguistique. La disparition des langues menace le savoir médicinal

En ce sens, nous risquons de passer à côté de quelque chose d’essentiel si la participation des populations autochtones à la recherche est réduite au simple remplissage de cases dans un tableur géant, souligne Ben Orlove, anthropologue à l’université Columbia [aux États-Unis] et coauteur d’un article sur l’anthropologie climatique dans l’édition 2020 de l’Annual Review of Anthropology. “Je pense que le propos des peuples autochtones est de souligner que le problème du changement climatique n’est pas le manque de données mais les limites de notre système.”

Frank Ettawageshik est du même avis : le savoir traditionnel n’est pas une liste encyclopédique de faits. Ce qui compte, c’est la relation qu’entretiennent les Outaouais avec les êtres – végétaux, animaux et espaces naturels. “Nous ne sommes qu’un maillon sur cette trame du vivant. Nous savions que nous ne pouvions survivre sans les autres êtres et que ces autres êtres acceptaient de veiller sur nous. Et nous acceptions de veiller sur eux.”

Chris Baraniuk


Image : FM + Midjourney